Vous avez conduit une mission stratégique de trois mois sur l'implémentation de l'IA dans le système judiciaire. Comment s'est déroulée cette mission et quelles en sont les principales conclusions ?

Le temps qui nous a été imposé était extrêmement contraint – trois mois pour travailler sur un sujet aussi complexe. Cette contrainte a eu des vertus car elle nous a conduits rapidement à identifier les priorités. Nous avons constitué un groupe d'environ 15 personnes d'horizons professionnels différents : magistrats, greffiers, membres d’école de formation, inspecteurs de la Justice, personnels de la protection judiciaire de la jeunesse et de l'administration pénitentiaire, chef de projet ainsi que des experts techniques en intelligence artificielle. Notre approche s'est structurée en trois phases : état des lieux et contraintes, définition des cas d'usage et solutions, puis rédaction du rapport et plan de faisabilité.
Les conclusions sont claires : l'IA peut apporter des gains considérables dans la recherche juridique, la synthèse de dossiers, la retranscription d'entretiens, la traduction, ou encore l’accueil du justiciable. Nous proposons concrètement un assistant IA souverain et sécurisé pour tous les professionnels, l'acquisition de licences pour des outils de recherche juridique augmentée, et le développement d'un campus du numérique pour la formation.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de cas d'usage de l’IA dans la justice ?

Dans notre plan, nous proposons une segmentation en deux temps. D'abord, la mise à disposition d'une sorte de "ChatGPT Justice" – un outil généraliste permettant la recherche d'information, la synthèse de documents, l'aide à la rédaction. Nous avons privilégié l'appropriation générale plutôt qu'un cas d'usage spécifique.
Puis s'agrègent sur cette plateforme des micro-outils spécialisés : interprétation pour les surveillants pénitentiaires face à des détenus non francophones, ou amélioration de l'accueil du justiciable par une meilleure compréhension des procédures.
Des travaux de recherche ont été menés à l’ENM en 2022 sur l'impact des algorithmes sur les décisions de justice. Comment ont-ils alimenté votre réflexion ?
Ces recherches nous ont permis de constater que des sujets avaient déjà été creusés, notamment sur l'éthique du magistrat et son approche fondamentale. Ces travaux ont montré que les algorithmes peuvent influencer les décisions des magistrats, surtout dans les affaires civiles où les critères sont plus facilement quantifiables. En revanche, en matière pénale, l'intime conviction du juge reste prépondérante.
Ces travaux soulignent la nécessité d’une formation approfondie des magistrats à l’IA et à ses limites : il ne s’agit pas de remplacer le juge, mais de l’aider à mieux exercer son métier, en gardant un regard critique sur les outils utilisés.

Quelles sont les principales résistances ou défis que vous anticipez ?

Les défis sont multiples. Du côté des professionnels, il y a parfois des craintes liées à la nouveauté : peur de perdre le contrôle sur la décision, inquiétude sur la confidentialité des données ou la complexité des outils. Il faut donc accompagner, expliquer, former et rassurer.
Sur le plan technique, la priorité absolue est de garantir la sécurité et la souveraineté des données. Actuellement, beaucoup de plateformes utilisées ne sont pas sécurisées. Sur le plan éthique, nous devons éviter que l'IA reproduise des biais et garantir la transparence, avec l'humain toujours au cœur de la décision.
Le risque principal est de ne pas maîtriser un outil extraordinairement puissant. Quand on obtient une réponse en quinze secondes alors qu'elle prendrait huit heures à produire, le seul problème est de savoir si le produit est de qualité – et cela nécessite des compétences techniques.

Comment l'ENM accompagne-t-elle ces évolutions dans ses formations ?

J'ai été désigné sur cette mission en raison d'une double casquette : une expertise sur le numérique en justice, et mon travail à l'ENM sur l’intégration d’enseignements relatifs au numérique, notamment autour de l'intelligence artificielle, avec des formations générales et le cycle spécialisé CANUM, proposé en partenariat avec des écoles d’ingénieurs et des experts du secteur.
L'ENM joue un rôle d'accompagnement au changement. Ce changement va être fondamental et profond. L'ENM, ainsi que l’École nationale des greffes, l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse et l’École nationale d'administration pénitentiaire, ont vocation à former tout au long de la vie l'ensemble des populations judiciaires.
Nous avons déjà intégré le numérique et l'IA dans nos formations, avec des modules sur les enjeux, risques et usages. L'objectif est de donner à chaque professionnel les clés pour comprendre ces outils, les utiliser à bon escient et rester maître de la décision. Les fondamentaux du métier – indépendance, impartialité, humanité – restent au cœur de la formation.
Ce que nous préconisons en premier lieu : regrouper les actions des quatre écoles de justice (ENM, ENG, ENPJJ, ENAP) sur le sujet du numérique avec une plateforme digitale d'accompagnement (début 2026) et un lieu physique, un campus (fin 2026).

L'IA suscite beaucoup de craintes. Pensez-vous qu'elle peut au contraire renforcer la confiance des citoyens dans la justice ?

Je suis totalement convaincu par cette possibilité, à condition que l'IA soit utilisée comme un outil au service de l'humain, dans le respect des principes éthiques et de la confidentialité. L'IA peut aider à rendre la Justice plus rapide, accessible et cohérente, mais elle ne doit jamais remplacer le discernement, l'écoute et l'humanité des professionnels.
Si nous maîtrisons l'outil, formons correctement et garantissons la sécurité des données et la transparence des usages, alors nous obtenons un gain extraordinaire. À ces conditions, l'intégration de l'IA peut renforcer la confiance des citoyens dans une Justice modernisée, efficace et respectueuse de leurs droits.

Consultez le rapport L'IA au service de la justice : stratégie et solutions opérationnelles

L'intelligence artificielle au service de la Justice, entretien avec Haffide Boulakras, directeur adjoint de l'École nationale de la magistrature